11 mai 2025
(extrait du livre « Libéracité ». Ce passage a été écrit fin 2019).
La vérité selon la justice, c’est ce qui peut être rapporté par une preuve. Selon les scientifiques, c’est ce que la communauté scientifique considère comme décrivant correctement d’après les connaissances actuelles l’évolution de l’univers. Pour les bouddhistes, universelle, elle s’exprime selon quatre nobles vérités nous menant à la cessation de nos souffrances. Selon les philosophes ? À mon avis, il existe plus de définitions que de philosophies. En tout cas, la plupart sont sortis depuis longtemps de la caverne de Platon. Sur les réseaux sociaux, elle est détenue par les influenceurs qui possèdent le plus de followers, de likes et d’abonnés (jusqu’à leur premier faux pas). Selon Donald Trump, c’est ce qu’il dit. Tout le reste n’est que Fake News. Bien que je doute qu’il ait lu l’œuvre de Michel Foucault, il en est le digne héritier, entre autres. La vérité, enjeu de pouvoir, ne vaut que jusqu’à preuve du contraire. Elle est avérée tant qu’il n’a pas été démontré qu’elle est erronée. Trump peut dire tout ce qu’il veut, aux autres, la charge de la preuve ou de la réfutation. Avec Jürgen Habermas, il nous montre qu’en pratique personne n’a tort ou raison tout seul, parce que ce n’est qu’en soumettant un énoncé au débat public que se décide son caractère juste ou non. La légitimation par la seule Öffentlichkeit. La vérité serait donc un choix collectif. Là où Habermas voit une opportunité de construire une démocratie délibérative entre gens de bonne tenue et guidés par l’honnêteté intellectuelle et la raison, Trump l’utilise comme arme de propagande et d’activation des foules moins éduquées et moins éprises d’égalité et de fraternité. Ce président est extrêmement révélateur de notre époque et de notre héritage culturel et intellectuel, même si je mets de nouveau en doute le fait qu’il ait développé sa méthode très efficace de communication et de manipulation du conscient et de l’inconscient collectif d’après les grands penseurs qui nous ont précédés. L’instinct, diront certains. Et je le dis sans ironie. Je pense vraiment qu’il en a plus fait pour populariser le concept de régimes de vérité que tous les philosophes réunis.
Et il n’a pas vraiment tort. Même les sciences exactes présentent des zones d’ombre. Elles ne sont pas si exactes que leur nom peut le laisser croire. Toutes reposent sur la logique et la mathématique, dont le quidam admet volontiers la justesse (notons au passage que ces deux disciplines ne sont pas des sciences, parce qu’elles n’ont aucune intention de se frotter au réel). Pourtant, l’approche axiomatique qui définit les bases de la mathématique et de la physique est déjà, à mon sens, un aveu d’échec de la recherche du vrai. L’impossibilité de pouvoir se passer de propositions évidentes qui ne se démontrent pas (les axiomes) nous oblige à reconnaître l’arbitraire de la théorie qui en découle. Rien n’empêche de préférer la négation d’un des axiomes et d’en bâtir ainsi une autre. D’ailleurs, cela se fait et a mené à des découvertes exotiques inattendues. La mathématique est morte, vivent les mathématiques. Le pluriel permet de contourner le problème : chaque mathématique s’établit sur un jeu cohérent d’axiomes, desquels se déduisent toutes ses propositions en appliquant les règles de la logique. Malheureusement pour les amateurs de ce genre de pureté absolue, Kurt Gödel a compris voilà environ un siècle qu’il est illusoire d’espérer pouvoir construire de telles structures. Son premier théorème d’incomplétude de 1931 établit qu’en arithmétique, pourtant reconnue par tous comme une théorie vraie et indiscutable, il existe des énoncés ni démontrables ni réfutables (qui ne peuvent être déduits ou rejetés à partir des axiomes). Cela veut dire que même dans le monde abstrait de la logique mathématique, dans celui des idées épurées de la nécessité de les confronter à l’expérience du réel, il se trouve des choses dont la véracité est inconnue. Son second théorème enfonce le clou en démontrant que la proposition de non-contradiction d’un système axiomatique est elle-même indécidable. En d’autres termes, ce dernier ne peut établir sa propre cohérence. La logique ne suffit pas à construire une discipline complète où tout se tient en une théorie solide et incontestable. Considérée par beaucoup à l’époque comme une des pires catastrophes que les sciences aient connues, cette inaptitude de la logique à démontrer qu’elle est elle-même logique est relativement plus concevable de nos jours. Nous sommes, en effet, influencés et éclairés par les nombreux travaux qui ont suivi ceux de Gödel. On comprend maintenant, et on est plus à même de l’accepter qu’au milieu du XXe siècle, qu’une théorie scientifique, aussi bien organisée et structurée que possible, ne peut s’expliquer ou se justifier par elle-même. Il faut en sortir pour pouvoir en discuter, s’élever au-dessus du débat. Se demander ce que sont les mathématiques n’est pas une question mathématique. Ce serait plutôt un sujet philosophique. Face à l’horreur de la Première Guerre mondiale, Ludwig Wittgenstein l’avait pressenti avant Gödel lorsqu’il nota dans ses Carnets que « la solution de l’énigme de la vie dans l’espace et le temps se trouve hors de l’espace et du temps ». Or, nous en faisons précisément partie. Certaines réponses nous resteront donc à jamais inaccessibles.
Même les lois de la physique ne sont pas absolument vraies. Mais elles ne sont pas fausses non plus, surtout parce qu’elles réussissent à expliquer avec une grande précision les phénomènes que l’on observe dans l’univers. Cette discipline procède de la combinaison d’abstraction pure et de la confrontation à la réalité, sans que l’on ne puisse juger de sa véracité absolue. Pour le savoir, il faudrait se placer au-dessus de son sujet d’étude, c’est-à-dire sortir de l’univers pour pouvoir l’analyser. On ne peut pleinement comprendre quelque chose de l’intérieur. On constate simplement qu’elle propose un agencement axiomatique qui fonctionne bien, très bien. Non seulement elle décrit correctement nos observations, mais surtout elle permet de prédire de manière assez fine les événements à venir, ce qui peut nous rassurer quant à son applicabilité. Ce qui est admirable avec les sciences naturelles, c’est leur impressionnant succès à expliquer le réel en évolution avec des théories qui manient des objets mathématiques spéculatifs parfois contre-intuitifs qui nécessitent un investissement personnel conséquent en temps et en énergie mentale pour pouvoir les appréhender. Un truc fou qui marche. Mais au fond, rien ne nous garantit que la physique soit vraie ni que la Nature se soumette à ses lois. On n’en sait rien, et selon Wittgenstein et Gödel on ne le saura jamais.
La recherche de la vérité semble donc bien compromise. Peut-être ne pourra-t-on jamais appréhender le Vrai Absolu, à supposer qu’il existe. Mais tout n’est pas perdu. Ce n’est pas parce que son entendement se situe hors de notre portée que tout est faux ou incertain. Certaines choses apparaissent à la quasi-majorité nettement plus vraisemblables que d’autres. En fait, il est relativement aisé, souvent naturel, de distinguer laquelle de deux hypothèses est la plus fausse, l’autre étant corollairement plus vraie. En pratique, on peut comparer des théories, vérifier leurs agencements logiques et leurs résultats, et sur la base de cette analyse sélectionner la plus prometteuse pour la développer ensuite plus avant, quitte à la modifier, voire à l’abandonner et en reprendre une autre, si elle se révèle incapable de prédire certaines observations. C’est ici que l’on comprend la distinction entre opinion et savoir scientifique, et surtout l’incontestable préséance idéationnelle du second sur la première. Celle-ci repose sur un ressenti ou un jugement personnel subjectif, alors que l’autre est partagé et s’appuie sur des siècles de recherches et d’expériences, ainsi que sur une méthodologie faisant consensus. C’est dans la nécessaire confrontation aux faits et dans la refonte des modèles qui en résulte de temps en temps que se sont construites les vérités scientifiques. Les lois du moment sont vraies en ce sens qu’elles représentent, au mieux des connaissances et des possibilités de l’époque, le monde que l’on observe. Et si un événement ou un fait nouveau vient à les contredire, la communauté scientifique se doit de revoir ses théories et ses modèles. Pour qu’une discipline puisse être considérée comme une science, elle doit ainsi pouvoir être réfutée, c’est-à-dire testée en la confrontant aux observations. Ce « critère de réfutation » avancé par Karl Popper ne définit peut-être pas pleinement ce qu’est une science. Mais il permet de démasquer les disciplines qui n’en sont pas. Par exemple, tant que l’économie échouera à prédire de manière suffisamment satisfaisante au moins les événements majeurs, il n’existera pas de vérité économique.
On peut donc raisonnablement conclure qu’une vérité est une hypothèse considérée par le plus grand nombre comme plus vraie que les autres (ou moins fausses), et ce jusqu’à preuve du contraire. En ce sens, elle résulte, surtout en politique, d’un processus concomitant à l’évolution de la société. Pas de vérité intemporelle absolue. Elle s’inscrit dans une époque, une histoire et une culture. Elle se partage aussi. Avoir raison seul, c’est être dans l’erreur. Même si ce que l’on pense est rationnellement vrai, si personne d’autre n’adopte ce point de vue, que cette opinion n’est pas acceptée collectivement, elle est alors inutile. En revanche, une idée embrassée par la communauté devient automatiquement vraie, même si elle s’avère nocive ou dangereuse pour bien des gens. Se dessine ici une terrible menace pour la société. Ceux qui jouissent d’une influence considérable sur un grand nombre de personnes sont en position de diffuser, voire imposer leurs vérités. Le récent développement des moyens de communication et des réseaux sociaux les rendent encore plus subjectives et aléatoires, car elles ne dépendent plus seulement de l’autorité morale et autre de ceux qui les avancent, mais de plus en plus de leur popularité. D’où l’extrême importance de s’assurer de l’honnêteté intellectuelle, et si possible éthique, de ceux qui ont le plus de visibilité et d’influence dans les médias et sur les réseaux sociaux. Car bien que n’étant pas élus, ils indiquent, parfois sans bien s’en rendre compte, quelles issues donner aux questions de société actuelles. Cette position leur confère un pouvoir, à mon avis dangereusement sous-estimé, qui imprime une telle pression sur les politiciens qu’il leur devient difficile de ne pas s’y rallier, sous peine de s’exposer à l’ire populaire. Si nous laissons des personnes toxiques monopoliser les discussions publiques, il ne faut pas nous étonner que les idées nauséabondes se développent de plus en plus. Il est urgent de savoir non seulement qui nous gouverne, mais également qui nous influence, et d’empêcher les plus nuisibles de continuer. Car il nous faut abandonner l’illusion que la science et le savoir peuvent objectivement guider la politique en tout et donc reconnaître que l’avenir de la société dépend actuellement principalement de décisions individuelles d’une petite minorité. Mais cette situation n’est pas immuable. Il est dans l’intérêt des citoyens de s’affranchir de cette dépendance et de remplacer la question insoluble de ce qu’est la vérité par un choix collectif de la société dans laquelle on voudrait vivre.